Le mot qui manque

Il lui manque un mot, à cette participante d'un stage d'écriture, pour finir son texte destiné à son journal professionnel. Et ce n'est pas un trou de mémoire. Ce mot, important pour tout groupe de travail, a disparu du registre. Il subsiste néanmoins dans un sens appauvri. Et ce n'est pas un manque de vocabulaire, mais un changement culturel. Il peut vous arriver à vous aussi.

 

 

Dans les écrits publiés par un organisme, un verbe manque. Même lorsqu’il s’imposerait, on lit à la place : on échange, on met en dynamique, on rassemble, on structure, on porte sur des thématiques, on construit des actions à mettre en œuvre (combien faut-il de mots pour paraphraser « ce-mot-qui-manque »), on impulse, on travaille en collaboration, et on capitalise des expériences. Non vraiment, ce mot-là n'est pas là où on l'attend. 

 

Une rédactrice de cet organisme voulait décrire brièvement l’objet d’une réunion à laquelle les lecteurs, des professionnels, étaient invités. Cette réunion a pour but de repérer les pratiques qui rendent leur entreprise viable et vivable. Rentable et vivable. Assurer la production. Eviter le surmenage, les pratiques dépensières et peu recommandables pour l’environnement. Une fois repérées, il s'agit de les transmettre afin que les publics puissent… quoi ? leur exploitation. Ce verbe manque ici.

 

Mais rien à faire. Impossible de trouver ce mot. Comment nommer cet acte auquel on invite ses lecteurs ? Impulser, mettre en dynamique, etc. Tous ces mots à la mode creusent un décalage atmosphérique avec la réalité vécue par les lecteurs. La stagiaire le sait. Elle enrage. 

 

Il paraît simple, ce mot, si évident après coup. Il s’impose. Mais ça ne l’est pas : simple. Vous savez bien. Il arrive qu'on ait l’idée, on cherche son mot. On bute, on bégaye. Le mot est comme cloué sur le bout de la langue.

 

Ici la difficulté est ailleurs. Elle est culturelle. Oui, oui. Culturelle. Ce mot a été presque effacé du langage employé dans le milieu professionnel où barbote notre stagiaire. On ne dit pas ce mot. Jamais. Défendu. Implicitement. Non-dit.

 

Mais ce n'est pas le seul endroit peuplé où ce mot a disparu des usages. Loin de là. 

  

Le mot qui manquait

Disparu donc du langage professionnel : le verbe « or-ga-ni-ser ». Ce qui pose un sérieux problème quand précisément il s'agit d'organiser son exploitation en fonction de buts rentables, et aussi d'objectifs de viabilité et de finalité : la qualité de vie des exploitants, leur aspiration. 

 

Disparu ce mot ? Non, pas tout à fait. Il est employé quelquefois, et dans une signification amoindrie. « On s’organise pour reprendre la main sur la production. » Et non pas un plus engageant : « On reprend la main pour organiser la production ». Organiser, à la forme pronominale, s’entend comme « rassembler ». Se rassembler pour organiser quelque chose n'est pas la même chose qu'organiser quelque chose ensemble

 

Le sens appauvri

Ailleurs, le verbe organiser est utilisé aussi pour dire, toujours dans un sens affaibli :« programmer » une réunion. Mais quelle différence entre planifier une réunion et l’organiser ? Sans doute, celle qui demeure entre le fait de programmer un rendez-vous d’une part et de l’autre : réunir les conditions, veiller à la disponibilité des personnes concernées et leur information préalable, éditer l’ordre du jour et nommer les objectifs de cette réunion, et surtout : l’animer afin que les échange soient fructueux.

Que les forces réunies organisent quelque chose. 

 

Effacé du vocabulaire, et donc du langage, des conversations, des discours, des écrits. Notre stagiaire pouvait longtemps chercher dans son sac : rien. Rien sauf la camelote habituelle que l'on retrouve aussi bien dans les discours du management des entreprises, des puissances publiques ou des associations qui prétendent structurer, impulser, mettre en dynamique, etc.

 

Ayant disparu du langage, il y a donc fort à parier que l'organisation proprement dite ait aussi disparu des pratiques et des usages. Ici comme partout, on gère. Son temps. Son travail. Son chef. Ses collègues. Sa vie. Sa famille. Ses vacances. Ses émotions. Son portefeuille. Ses enfants. Ses idées. On prétend organiser là où on planifie ou assemble. On s'adapte à l'existant sans pouvoir opposer une volonté ferme de changement. 

 

 

Le sens retrouvé 

L’origine du mot « organiser » en grec, veut dire « rendre apte à la vie ». L’entendre ainsi change tout. Ca réveille notre capacité et notre responsabilité à donner de la vie et du souffle (animer) à nos actions. Et non à simplement les exécuter, ver-tueusement.

 

C'est en cela que nous disons : c'est une difficulté culturelle. Et non une incapacité à écrire, un trou de mémoire qui concerne une seule personne. Chacun est confronté à un milieu (professionnel, personnel, politique) modelé par le langage. "Le langage reproduit le monde, en le soumettant à son organisation propre", prévenait le linguiste Emile Benveniste. 

 

La disparition de mots et leur remplacement par d'autres reconstituent un espace mental, une vision du monde, et une langue nouvelle, une novlangue, qui adapte nos actes en mode opératoire. D'où un chantier de taille pour tout mouvement politique : composer un champ lexical adapté au monde que l'on souhaite créer. "Au commencement était le verbe". Le verbe est créateur. 

 

Le langage n'est pas le message

Le langage a la fonction d'organiser nos perceptions et d'ordonner nos pensées. Or c'est l'usage instrumental du langage qui se développe. Le livre "Défense et illustration de la novlangue française", de Jaime Semprun, le  démontre de façon ironique. Il ne reproche pas aux lecteurs d'utiliser la novlangue. Au contraire. Il considère même que c'est la meilleure langue qui soit pour le monde que nous nous somme fait. 

 

Si l'on n'y prend garde, le langage finira par devenir décoratif, une musique d'ambiance. Il n'élucidera plus grand chose. Il servira à passer des ordres ou à embrouiller. Franck Lepage en fait la brillante démonstration dans cette vidéo. 

 

 

Nul n'est obligé de subir. Il est question d'écrire, d'élucider, de comprendre par les mots et l'écriture, le monde qui nous entoure, les transformations qui s'y opèrent et nommer celles que nous voulons voir apparaître, exister. Sans quoi, il n'est pas étonnant que des mouvements enferment leur action et leur imaginaire dans un registre lexical qui, se parant du langage du puissant adversaire, entonne en même temps le chant des vaincus. 

 

Une pandémie à soigner par le rire

A rédiger des textes en novlangue, l'organisme fait bonne impression. Les propagateurs de l'idéologie dominante et de la reproduction industrielle du modèle unique y veillent. Il vérifie ainsi la docilité de l'organisme (appelé structure, immobile donc) et l'innocuité des actions (ou opérations). 

 

Rien ne dit qu'à l'abri de l'inspection, les actions soient vécues différemment. Les langues peuvent s'y délier, et les assemblées : rire des élucubrations et des torts permanents qu'une langue de bois peut commettre à la logique elle-même. 

 

 

Mais cette novlangue affaiblit la pensée, l'expression et la capacité d'agir, en même temps. Plus elle prétend rassembler, plus elle divise à force de babéliser à qui mieux mieux. Dans la plupart des publications d'entreprise, municipales ou associatives, le même langage, se trouve la même langue de coton sur laquelle repose tranquillement des espoirs de changement déçus et un lourd, pénible, profond sentiment d'impuissance que nulle potion ne vient guérir véritablement. Sauf à se mettre à écrire, agir et penser pour de bon.

 

 

 

 

 


Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, éditions tel Gallimard

Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, éditions Encyclopédie des Nuisances