Médias, l'avenir aveugle

L'arrivée du numérique ouvre la porte de nouvelles offres éditoriales dans les médias. Des incubateurs proposent d'accoucher de ces nouveaux médias où le culte de l'entreprise sacrifie le lectorat. Et l'ivresse numérique semble dispenser les professionnels de ces questions brûlantes : quel média, quel lecteur. 

 

 

Une étude le dit. Ce ne sont pas les journalistes qui sont atteints de discrédit (hormis quelques uns notoires) mais les médias. Nuance. C’est-à-dire les organisations qui emploient les journalistes. Et la puissance de l’employeur sur le salarié, permanent, stagiaire ou pigiste, prend le pas, au détriment de la fonction d’information, nécessaire en démocratie.

 

Cet employeur rend des comptes à ses financeurs, étrangers aux métiers de la presse et de l’information. Il suffit de rappeler le nom et les fonctions des divers propriétaires qui détiennent les parts des 3 quotidiens à gros tirages : Bergé, Niel, Pigasse (Le Monde), Rotschild et Drahi (Libération) et Dassault (Figaro). Et l’obligeance faite aux actionnaires autant qu’à ses annonceurs va souvent à rebours de toute information. Sans parler des télévisions et radio : Bouygues, Bolloré, Lagardère, etc. L'accusation faite aux médias de servir des intérêts privés, ceux des actionnaires et des annonceurs, quand ce n'est pas d'image, n'est pas neuve.

 

Aucun de ces propriétaires n'est un "patron de presse", quelqu'un qui connaît le métier. Mais des hommes d'affaires s'offrant un titre comme jadis on disait des industriels qu'ils s'offraient des danseuses. Journaliste-danseuse ? Il n'est pas certain que cette dépendance du travail médiatique à leur financement empêche tout à fait le travail journalistique. D'autres critères rentrent en compte : l'organisation du travail tendue vers le moindre coût, la prolétarisation des rédactions, la formation des journalistes, la composition sociale du personnel dans les rédactions, l'urgence, la concurrence médiatiques (qui aboutit à leur uniformité), etc.

 

En tout cas, le lecteur, au bout de chaîne, se sent mal servi. Normal, il n'est pas en haut de la liste des invités au banquet médiatique. Maltraité. 

Du bétail plutôt, dont il s'agit d'entretenir l'attention pour Coca-Cola ou pour d'autres. Le travail d’information est difficile. S’il fait son travail, le journaliste est trainé en justice, sa rédaction avec. Ou viré par ses chefs. Les négociations sur le secret des sources sont au point mort, donc en deçà du souhaitable. 

 

 

Cuisine des fast-food médias

Quoi de neuf dans les médias ?  Y a-t-il un renouveau possible du côté de nouveaux médias, une nouvelle donne offerte au lectorat ? Voyons voir là où se créent les nouveaux médias, dans les couveuses, des incubateurs de médias, flanqués de jurys peuplés de directeurs de titres de presse (web ou numérique) et d’agents de marketing ou de l’innovation. Très peu de journalistes. Aucun écrivain ni cinéaste ni vidéaste ni photographe ni imprimeur ni illustrateur ni développeur. Pas de lecteur non plus, pas même de panel.

 

Autrement dit, c’est dans le moule des titres actuels (ceux qui accusent des baisses du lectorat) et sous les auspices de leurs dirigeants qu’il faudrait venir fondre votre projet de média. Et les financeurs de ces salles d’incubation ne dérogent pas à un média comme produit à vendre.

 

Comment créer un média aujourd’hui ? Se demandent l’ESJ et le Club de la presse Nord-Pas de Calais le 29 janvier à Lille. Ensemble ils réfléchiront à propos de l’alliage de la presse et du numérique. Une journée de réflexion qui est, en fait, une demi-journée  rythmée par deux tables rondes Comment lancer son projet ? et Les conditions de création d’entreprises. Avec, en entracte, une présentation du rapport « Presse et numérique : l’invention d’un nouvel écosystème » par son rédacteur : Jean-Marie Charron. On pourrait s’arrêter sur les intitulés, remarquer que deux sur trois commettent un pléonasme (lancer un projet, invention d’un nouvel), bref, que c’est mal barré. On pourrait.

 

La caractéristique commune à ces préoccupations d'incubateurs et ces réunions professionnelles, c'est l'absence caractérisée de propos sur la fonction du média, de l'information ou du lectorat. C'est une règle commune, il y a des exceptions. Mais l'habituelle préoccupation reste durablement d'attirer et d'occuper l'attention des lecteurs. 

 

 

 

Des questions qui fâchent

Dans tous ces débats, on est prié de ne pas s’arrêter à ces quelques questions : quelle information ? Pour qui ? Pour quoi ? Quelle formation des équipes ? Quel collectif de travail ? Quelle fonction sociale du média ? D’ailleurs, qu’avez-vous à dire ? Ces questions qui animent le moteur puissant d’une équipe impliquée dans une publication feraient trouble-fête. Has-been. Ringard.

 

Pourtant les réponses, orales ou agissantes, à ces questions  déterminent le devenir de l'aventure collective et publique qu'est un média. Prendre le temps de se poser les problèmes culturels que posent une aventure médiatique, de questionner les représentations erronées ou exactes (du lectorat, du média, de l'information), évite de reproduire les dérives médiatiques. Ce procédé mène à rester fidèle à son projet éditorial. En somme, c'est renouer avec un travail culturel qui distingue remarquablement une publication qui parle à ses lecteurs, d'un média qui leur fournit du contenu. 

 

Ces questions écartées, les néomédias forgent un pari pour le moins risqué qui ne tient que par l’effet de congruence du nombre s’engouffrant dans la mode et le moule. « Le lecteur veut de la distraction, pas de l’information ».

 

Là-dessus l’économie de l’attention se développe. Le marketing éditorial, l’encodage et les nouveaux templates se chargent de renouveler la forme, le multisupports et les fonctionnalités distractives, le fact-checking et le big data ouvrent un boulevard à l’analyse hypo-déductive (vérifions les clichés), ont le vent en poupe et servent de diversion-immersion. Est-ce une révolution sensible (de quoi vers quoi ?) ou le simple équipement de gadgets nouveaux et distrayants ?

 

 

 

Les grands médias produisent des clichés et les renouvellent par l’exergue des exceptions qui confirment la norme. L’image des cités de banlieues comme plaques-tournantes des trafics, de la violence désespérée et de la criminalité endogène se renouvèle par la promotion fugace de la solidarité ou de l’initiative, de la « réussite » de quelques uns.

 

Au final, à la place de médias comme reflets ou écrans du réel, à la place de supports créant une relation intel-lectuelle entre un public et des limiers, nous aurons durablement des paravents sur lesquelles seront projetées des obsessions idéologiques et la virtualité d’un spectacle destiné à la masse qui sera toujours plus estourbie quand le vrai transperce l’infinie théorie du faux.

Distraction, et nulle abstraction.

 

On n’est pas loin parfois de se demander où vont ces médias branchouilles, perchés sur leur goût de la dérision et centrés sur leur univers. On assiste à un prolongement de la télé-réalité (surcroît de témoignages, tranche de vie saignante jamais référée à la vie collective, le droit ou à l’histoire, ma vie, mon nombril et la vie de mon coloc…, etc.) jusque coïncider avec la réalité télé : phrases punchy, commentariat, réalité en carton pâte de sitcom où se meuvent des clichés, les mêmes, etc.

 

 

 

Cela donne l’impression de voir jouer un orchestre déluré, jouant sous acide dans un immense vacarme, à bord d’un Titanic se fracassant sur l’iceberg. N’empêche que le lecteur lit fade. Et soupe à la grimace.

La presse citoyenne invente

Si l’on veut bien déporter son regard de la presse professionnelle et regarder au-delà, on découvre la presse citoyenne ou associative. Journal, gazette associative, nouvelle revue, journaux associatifs distribués sur tout le territoire français et ceux dans les boîtes aux lettres du quartier, journaux d’expression ou d’opinion à prix libre déposés dans un café, etc. Cette presse existe depuis des siècles et elle ne se porte pas si mal. Elle a insufflé de nombreuses aventures éditoriales.

Elle souffre d'un manque de moyens et aussi d'une allégeance aux codes formels des grands médias. Certains s'en émancipent, progressivement, d'autres pas.

 

 

Car publier un journal ou un site qui soit lu n’est pas un chemin tout droit, bien tracé. Nombre de ces titres de presse ne passe pas l’année, d’autres halètent, d’autres reproduisent sans le savoir l’impasse des modèles dominants (fausse révélation, emphase, etc.), etc. D’autres encore passent à travers les écueils, et tiennent leur publication. Ce qui fait la différence, ce sont les médias dont l'équipe a quelque chose à dire. Et non qui s'installe dans la création d'une entreprise médiatique et finit dans la production de contenu, l'exploitation sans fin de ses collaborateurs et la distraction.