Ils disent : animer un réseau

La technologie n’a pas seulement équipé les moyens des associations : son vocabulaire a aussi profondément modifié l’animation, l’organisation et la communication associatives. L’expression «animer un réseau» illustre cette novlangue décrite par Semprun et ses effets. 

 

 

Quand on use du langage technicien pour nommer les affaires humaines, nous risquons de parler novlangue. L’expression «Avoir du réseau» signifie être connecté et aussi avoir de l’entregent.

 

Aujourd’hui le réseau désigne un groupe de personnes, physiques ou morales, et se réalise souvent par une liste d’adresses mail, une liste d'abonnés ou d'amis sur les "réseaux sociaux".

 

Jadis il ne désignait qu'une infrastructure de communication qui relie des individus par le biais de supports (téléphone, etc.). Puis il a défini des organisations, de type clandestin (réseau de résistance, des porteurs de valises). Et ce qui prévaut dans le choix de ce mot est le fait que des individus soient reliés entre eux par des liens ténus dans une organisation plus ou moins perceptible, qui agit vers des objectifs précis. 

 

Aujourd'hui, préférer le terme de réseau quand on veut signifier l’animation d’un groupe, c’est transformer des associés en connectés, en prétendant faire l’inverse. Animer un réseau voudrait sublimer l'attache des adresses en un lieu neuf de communication.

 

C’est que le «réseau» apporte avec lui les signifiants cybernétiques qui, appuyés par les usages informatiques, redéfinissent la communication, des pratiques aux méthodes, jusqu’à sa finalité.

Animer un réseau, c’est alors traduire de façon technique l’animation dans ses dimensions relationnelles et organisationnelles entreprises de façon industrielle. Et la conjugaison de ces termes qui sembleraient inconciliables : «réseau» et «animer», fait signe que l’animation, en changeant d’objet, a changé de fonction et de nature. 

 

 

Le terme «réseau» est trompeur. Il entretient l’impression d’une relation possible entre les connectés mais ils sont séparés, ils ne se rencontrent que par l’entremise d’une tête de réseau. C’est elle qui détient les adresses, elle qui régule les échanges, elle qui anime le réseau. Elle est l’auteur et interprète des signaux de la toile. Bien sûr, elle permet la relation par-delà les écrans. Mais ces relations échappent-elles à la logique du réseau ou n’en sont-elles que le prolongement ? En quoi cette organisation permet d’associer ? 

 

Dans ce type d’organisation, la tête de réseau peut se burocratiser, techniciser ou faire barrage aux propositions ascendantes, se faire la voix du réseau, sans contrôle ni limite. Ne disposant plus des mots pour nommer le type d’organisation, la penser et la modifier si besoin, ni d’une relation suffisante ni d’éléments culturels communs pour s’accorder ou s’entendre, les connectés sont réduits à l’état de récepteurs, d’abonnés aux flux. Sans y prendre garde, un réseau empêche l’association, la relation et l’action collective. 

 

Il y aurait beaucoup à dire encore à propos de cette expression ou à propos d’alternatives sans recours à la bougie.

 

Terminons pour l’instant par ceci. Extrait du registre technique, le terme de réseau n’est pourtant pas neutre. Quand Franck Lepage signale dans sa conférence que «projet» est le mot le plus utilisé dans les ouvrages de management des années 1990, les travaux des sociologues Boltanski et Chiapello, sur lesquels le conférencier s’appuie, indiquent que le deuxième mot de référence est «réseau».  

 

 

Jadis, les associations disposaient d’un vocabulaire riche : animer, annoncer, informer, transmettre, éduquer, sensibiliser, former, provoquer, exprimer, conscientiser, protester, dialoguer, débattre, rassembler, coopérer, etc.

Puis le mot «communication» s’est imposé et on ne parle plus que de communiquer. Ce faisant, la diversité des actions, des relations, des expressions associatives a disparu. A la place, une quantité de supports numériques nous occupent, nous domestiquent derrière des écrans. C’est comme si la technique avait effacé toute trace d’une culture de l’expression et de la relation. 

Un acteur associatif